Vers une économie sociale, locale et durable : « Il faut arrêter les discours et montrer que les exemples existent »
Un modèle basé sur le partage des richesses et des pouvoirs favorise déjà une société plus écologique et sociale en France. En Loire-Atlantique ce système coopératif fait ses preuves, notamment au service de l’alimentation locale. Entretien.
Propos recueillis par Jeanne La Prairie
Publié le 29 avril 2020
Photo : Morgan de la Grande Barge, l’épicerie restaurant qui participe au Kiosque Paysan. (Stéphane Mahé/Les Autres Possibles)
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Vous présentez votre coopérative Cap 44, lancée par la confédération paysanne, comme la branche agricole de l’économie sociale et solidaire (ESS), pouvez vous expliquer ce qui unit le monde paysan et l’Economie sociale et solidaire ?
Soizic Guéguen : C’est le social ! On doit permettre aux gens de vivre correctement de leur métier, notamment grâce au fait d’être en nombre, en collectifs, en lien. Quand on parle « d’économie sociale et solidaire » ce n’est pas clair pour tout le monde, mais au delà des mots ce sont des valeurs : rémunération juste du travail, mutualisation, partage du pouvoir entre les travailleurs et le capital, solidarité… Quand on explique ça chez les paysans ou dans les entreprises du réseau des Écossolies, tout le monde est d’accord.
Derrière les mots « social » et « solidaire », il y a aussi la question « comment emmener tout le monde vers un mieux ? » Pour moi, il faut garder une approche globale de l’ESS en gardant en tête le comment et pourquoi on fait de l’économie. Par exemple, un producteur bio pourrait être une catastrophe sociale vis à vis de ses travailleurs et avaler dès qu’il le peut les terres du paysan voisin : ce n’est ni social, ni solidaire ! Chez Cap 44, l’idée est de multiplier les installations de paysans pour être nombreux et ensemble. Car, comme on dit : seul on va plus vite, mais à plusieurs on va plus loin.
Aller plus loin : c’est le but du projet de Kiosque paysan qui sera testé cet automne. Comment est née cette idée de plateforme coopérative d’approvisionnement local ?
S. G. : C’est parti d’un besoin. Le Kiosque paysan veut faciliter l’approvisionnement de la métropole nantaise en produits locaux par une logistique bas-carbone. L’idée est d’une part de livrer les magasins, la restauration ou les cantines en mutualisant les coûts liés à la logistique. Et d’autre part, de garantir un prix juste aux producteurs et aux consommateurs.
Il y a deux ans, nous avons rencontré aux Écossolies des porteurs de projets : d’un côté, des professionnels de la distribution (restaurant, micro marché) qui avaient besoin de pouvoir plus facilement bénéficier de l’offre de produits locaux. De l’autre, des paysans qui souhaitaient mutualiser leur logistique (livraison, commandes, etc.) pour leurs circuits-courts. On les a rassemblés, car l’un ne peut pas faire sans l’autre : ils ont pu comprendre leurs problématiques propres. Ils ont coopéré, et construit en commun le Kiosque paysan !
En quoi ce projet est-il social, solidaire des paysans et vertueux du point de vue environnemental ?
S. G. : Le Kiosque paysan a été pensé pour faciliter la vie des producteurs qui allongent leur durée de travail journalière lorsqu’ils organisent eux-mêmes la vente de leurs produits, souvent sur plusieurs lieux. Avec le Kiosque, on facilite les débouchés et la logistique. On réduit aussi drastiquement l’impact carbone grâce à un système de box aux quatre coins du département : les producteurs viennent déposer leur marchandise dans des containers collectifs acheminés ensuite au MIN, Marché d’intéret national, sorte de Rungis local.
Le projet répond à un besoin de la société qui veut une alimentation de qualité à un prix accessible, tout en soulageant les producteurs et en les rémunérant correctement : ça réunit tous les principes de l’ESS. De plus, le Kiosque paysan tente de réunir deux mondes qui se sont perdus de vue : très peu d’artisans ou petits commerces bossent avec les producteurs locaux. Ils se sentent concurrents, on en est au point où un boucher ne veut pas travailler avec un éleveur local car celui-ci vend à la ferme. Il y a là une marge ÉNORME de progression : c’est notre pari de fluidifier le tout en faisant évoluer les perceptions.
Les notions de concurrence ou de compétitivité semblent inhérentes à l’économie telle qu’elle est menée depuis longtemps. Quel autre sens de l’économie défendez-vous ?
S. G. : Par “économie », on n’entend pas « faire du profit », contrairement à certains. On parle d’économie au sens où les gens sont rémunérés correctement et créent des emplois, eux aussi rémunérés correctement. On prône une approche par le développement économique. Ça a longtemps fait débat aux Écossolies. C’est sûr que le mot « développement » est dévoyé, il faudrait pouvoir le changer, mais quand je le prononce, je ne le pense pas comme « il faut faire grossir cette entreprise ». Penser le développement, c’est se poser d’autres questions : est-ce que, vu que la demande d’alimentation locale se développe, je dois devenir plus gros pour répondre à cette demande ? Peut-être que je peux coopérer avec les autres structures existantes qui pourraient réfléchir à de nouveaux services avec moi ?
L’essaimage est une autre forme de développement : par exemple, une coopérative funéraire vient de se lancer à Rennes, dans le sillon de celle de Nantes, tout en en étant indépendante [deux entreprises peuvent partager un modèle sans avoir le même propriétaire, ndlr]. Il y a dans notre idée de « développer l’économie », l’idée de contribuer au développement, pour faire face à un besoin localisé.
« C’est toute une culture à revoir : celle qui dit ‘ma réussite n’a de la valeur que si je la fais seule' »
Photo : Au supermarché coopératif Scopéli, à Rezé, géré par des centaines de coopérateurs. (Stéphane Mahé/Les Autres Possibles)
Il y aurait donc des débouchés, de l’innovation, de l’emploi, du bas carbone, de la relocalisation et un partage des richesses… Pourquoi cette économie reste-t-elle à ce jour marginale ?
S. G. : De mon point de vue, c’est toute une éducation culturelle à revoir en France : celle de « ma réussite n’a de la valeur que si je la fais seul ». Malheureusement, on a appris aux gens à réussir seuls : dès l’école, on nous dit d’être le meilleur, de ne pas « tricher » en s’aidant des autres. Même s’ils sont d’accord avec le modèle des entreprises coopératives, ils veulent bien souvent créer la leur de leur côté. Un jour, j’ai eu une prof qui nous a forcés à nous entraider en chimie, à travailler ensemble : c’est là que j’ai compris ce que ça apportait en terme de compétences et de résultats ! L’autre travers actuel, c’est qu’on crée des biens et des services sans les personnes à qui ils s’adressent. Alors que l’utilité sociale se définit par et avec ceux qui ont besoin de ce travail. Elle se définit parce qu’on met des gens autour d’une table, qu’ils coopèrent, qu’ils nous disent ce dont ils manquent. Mais surtout pas en parlant de loin de « ces gens-là ». Encore une fois, c’est par la coopération qu’on permettra un système économique qui sert chacun et donc tous.
La Convention citoyenne pour le climat, constituée de 150 membres tirés au sort pour travailler 6 mois en assemblée (suite à la mobilisation des Gilets jaunes), a fait 50 propositions pour la sortie de la crise sanitaire actuelle, allant dans le sens d’une transition écologique à dimension fortement sociale. Ils peinent déjà à se faire entendre face au Medef. À quel niveau de radicalité ou de rupture faudrait-il agir ?
S. G. : C’est la question qu’on se pose en ce moment aux Écossolies. Il existe un plafond de verre culturel : pour de nombreuses personnes, le partage des richesses dans une entreprise ce n’est pas possible, ce n’est même pas une pensée dans un coin de leur tête. Tout ça car on ne donne pas forcément l’occasion aux gens, dans leur parcours de vie, de se questionner. Pourtant, dans une coopérative, c’est ce qui est fait : les bénéfices sont répartis entre la suite du projet et les salariés. Et il y en a partout en France ! Je crois qu’au fond, les gens entendent trop de discours : il faut prouver par l’exemple que l’économie solidaire, l’économie sociale, l’économie durable existe. C’est à nous d’arrêter les discours et de leur montrer les exemples qui existent.
« Dans une coopérative, c’est ce qui est fait : les bénéfices sont répartis entre les salariés. »
La crise sanitaire révèle à tous des évidences, quelles sont celles que vous mettez en avant ? S. G. : Pour moi, cette crise montre qu’il n’y a pas assez de producteurs locaux pour fournir la métropole nantaise. Par exemple, on a une pénurie d’oeufs bio ici. Ce qui crève les yeux, c’est que ça fait longtemps qu’on ne réfléchit pas à l’adéquation entre ce que l’on produit et le besoin. En ce moment, oups, les frontières sont fermées, et du coup, les cours du lait vont s’écrouler car il y en aura trop. L’agriculture faite pour l’export, l’exportation glorifiée sont des aberrations. Ça dessert les pays où on arrive avec nos produits à bas coûts, ça fait mourir les paysans de faim là-bas et ici. Oui, on a le deuxième plus gros MIN de France, et ça peut être pratique, mais on ne peut pas nourrir la population locale avec la mâche produite pour fournir toute l’Europe. Il est temps de redimensionner ces échelles de production, et l’ESS peut nous y aider car elle permet de réfléchir ensemble. ♦
En complément
→ Les Écossolies, Le Solilab, 8 rue Saint-Domingue (Nantes). Durant le confinement, des réunions d’information sur l’écosystème de l’ESS sont organisées en visio.
→ Cap44 porte la Coopérative d’installation en agriculture paysanne (Ciap) pour celles et ceux, non issus du milieu agricole qui souhaitent se lancer dans la paysannerie.
→ Durant le confinement, le Kiosque paysan a lancé un drive à destination des particuliers.
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