Bénévolat, service civique, volontariat… la «nouvelle exploitation»?
Jusqu’où le « volontariat » protège t-il de l’exploitation ? Au nom de quoi offre-t-on son temps gratuitement ? Entretien avec la sociologue Maud Simonet.
Jusqu’où le « volontariat » protège t-il de l’exploitation ? Au nom de quoi offre-t-on son temps gratuitement ? Entretien avec la sociologue Maud Simonet.
Maud Simonet consacre ses recherches au thème du travail. Dans son dernier ouvrage Travail gratuit : la nouvelle exploitation? (Textuel, 2018), elle interroge la place des activités non rémunérées dans nos sociétés comme le bénévolat et l’engagement citoyen.
MS : Non. Tout le travail ne passe pas par le marché du travail dans une société. L’expression «travail gratuit», je l’emprunte aux féministes qui l’ont utilisée les premières pour parler du travail domestique. À côté des formes de travail rémunéré, comme l’emploi, il y a toutes sortes d’activités, effectuées sous différents statuts − femme au foyer, mais aussi bénévole, stagiaire, volontaire en service civique, etc.
Ils font tourner nos institutions, la famille, les services publics, les associations, les entreprises, mais on ne les reconnaît pas comme travailleurs. Au cours d’une enquête à New York, j’ai étudié avec John Krinsky, un collègue américain, les différents statuts des personnes qui nettoyaient les parcs de la ville…
On y a trouvé aussi bien des employés municipaux, des salariés d’assos de conservation du patrimoine, que des bénévoles de ces mêmes assos, des bénévoles d’associations de riverains, sans compter les très nombreux allocataires de l’aide sociale qui, aux États-Unis, sont contraints à des heures de travail non rémunérées pour toucher leurs indemnités.
Toutes ces personnes faisaient donc en partie le même travail, mais sous des statuts très différents. Et pour une part d’entre elles, sans être reconnues comme de véritables travailleurs, ou plutôt de véritables travailleuses : dans ce cas, les allocataires et les bénévoles sont majoritairement des femmes. C’est ce que j’appelle travail gratuit : au-delà d’une «non-rémunération», il y a cette «non-reconnaissance», ce déni de travail.
MS : Ça peut être au nom de la passion, de l’engagement citoyen, de la cause, donc au nom d’une valeur symbolique qui serait en elle-même sa propre rétribution. C’est là qu’opère le déni. Ce ne serait pas du travail, mais de l’engagement!
Or, comme le montrent de nombreuses recherches citées dans mon ouvrage, ce travail gratuit s’exerce aussi de plus en plus au nom de l’emploi lui-même : on travaille gratuitement aujourd’hui, comme bénévole ou volontaire, dans l’espoir que cela débouche demain sur un «vrai» emploi. Des sociologues américains appellent cela le «hope labor».
MS : Je n’aime pas trop ce terme car il tend à nous faire oublier que c’est avant tout le résultat d’une politique publique, de normes sociales qui sont diffusées dans les discours politiques, et de la création de statuts et de dispositifs. Le bénévolat, le volontariat, ou plus largement «l’engagement citoyen», comme on dit aujourd’hui, s’inscrivent de plus en plus au cœur des logiques et des politiques de l’emploi.
Quand Martin Hirsch dit, par exemple, «beaucoup de jeunes, sensibles à la notion d’effort, préfèrent effectuer leur service civique que de passer une année au chômage»*, il envoie un message clair aux jeunes en recherche d’emploi. Faire un service civique c’est donner la preuve qu’on est un «bon jeune en recherche d’emploi», qu’on a le sens de l’effort!
En 20 ans, on est passés d’une interdiction du bénévolat pour les chômeurs à sa très forte incitation, et à la tentation dans certains départements de rendre le bénévolat obligatoire pour les allocataires du RSA. Comment? Avec la montée du chômage, depuis les années 80, s’est développée l’idée, en partie portée par les assos d’ailleurs, que le bénévolat pouvait être un «tremplin» vers l’emploi, que l’on pouvait faire fructifier l’engagement associatif.
Des dispositifs ont été créés en ce sens, comme la loi sur la VAE, validation des acquis de l’expérience, qui permet de faire reconnaître du bénévolat comme expérience professionnalisante… Du bénévolat comme «tremplin» vers l’emploi, au bénévolat comme «contrepartie» à l’absence d’emploi, il n’y a qu’un pas.
MS : Que cela pose beaucoup de questions! Dans l’enquête que nous avons menée à New York avec John Krinsky, on a montré combien la multiplication des statuts rendait difficile la construction d’une communauté de travailleurs. D’autant plus que la répartition de ces statuts reproduit des hiérarchies sociales et des rapports de genre ou de race.
L’enjeu de mes recherches n’est pas de dire que toute activité devrait entrer dans l’emploi, ou qu’on ne devrait pas s’engager gratuitement par solidarité ou par passion. L’enjeu c’est de comprendre qu’il n’y a pas que ça derrière «l’engagement», qu’il est aussi question de politiques et de pratiques du travail qui ne disent pas toujours leur nom et qu’il ne signifie pas la même chose pour tout le monde.
Il y a des différences entre un jeune en service civique qui vit chez ses parents et considère son indemnité de 600€ comme de l’argent de poche, et celui qui l’utilise comme un revenu pour vivre. Tout comme l’habitante bénévole du quartier que la municipalité remercie de nettoyer le parc en bas de chez elle se distingue de l’allocataire qui est contrainte d’y travailler gratuitement sous peine de perdre ses allocations, etc.
MS : Là encore, la grille de lecture féministe du travail domestique et les questions qui y ont été posées peuvent nous aider à réfléchir. Dans les années 70, Christine Delphy, par exemple, a défini le travail gratuit non pas à partir des tâches ménagères elles-mêmes (cuisiner, faire la lessive…), mais à partir de leur appropriation par autrui.
Le travail ménager fait pour soi, disait-elle, n’est pas du travail gratuit. En revanche, celui réalisé pour un époux est une appropriation du travail domestique assigné aux femmes dans le cadre de la famille. Autres histoires d’appropriation : en 2011, les blogueurs bénévoles du Huffington Post ont intenté un procès à la direction du journal lors de la revente de celui-ci à AOL pour 315 millions de dollars.
Ils dénonçaient le fait que ce travail, qu’ils avaient accepté de faire sans rémunération à la fois par militantisme et dans l’espoir éventuel d’ouvrir des débouchés pour leur propre carrière, puisse créer autant de profit pour autrui. C’est encore la même question qu’ont soulevée «les Couturières en colère» auprès des pouvoirs publics après avoir fabriqué bénévolement, et jusqu’à l’épuisement pour certaines, des masques anti-Covid-19 au profit de collectivités et d’entreprises pendant le confinement. C’est bien une question d’appropriation du travail gratuit qui se pose ici.
* Martin Hirsch, alors président de l’agence du Service civique, dans un entretien aux Échos en 2011
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