Territoire zéro chômeur : “Des personnes qui se sentent inutiles deviennent des acteurs de leur territoire”
Depuis 2016, l’asso Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée teste une nouvelle façon de lutter contre l’exclusion en créant des entreprises locales à forte utilité sociale. L’idée : partir des compétences des demandeurs d’emploi locaux… Entretien.
Pouvez-vous nous rappeler la raison d’être du projet Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) ? Clémentine Hodeau :Dès le départ, il s’agissait de démontrer que personne n’est inemployable et qu’il ne coûte pas plus cher de réintégrer des chômeurs de longue durée au monde du travail, à la société, que de financer leur privation d’emploi, donc leur exclusion sociale. Notre action se repose sur une étude d’ATD Quart monde qui évalue à 43 milliards d’euros la somme consacrée par l’État chaque année pour financer de la privation d’emploi. Dans cette somme, on compte les aides de l’État (allocations, RSA, etc.), le manque à gagner en terme de cotisations, sociales ou de santé par exemple, et les coûts induits par la privation d’emploi car la situation des personnes se dégrade en terme de santé, d’éducation et de formation, de lien social, etc. Le but est de rediriger cet argent afin de créer des emplois en CDI, à temps choisi, rémunérés au moins au SMIC, pour toutes les personnes qui sont éloignées de l’emploi depuis au moins un an [qu’elles soient inscrites sur les listes de Pôle emploi ou non, ndlr], tout en développant des activités utiles localement.
Le projet [porté à l’origine par ATD Quart Monde, puis rejoint par le Secours catholique, ou encore Emmaüs France avant la création de l’association, ndlr] remonte au milieu des années 1990* avec une tentative dans le Maine-et-Loire qui n’a pu aboutir car la collectivité ne pouvait pas, légalement, mener une expérimentation territoriale. Le projet a finalement été rendu possible par une “loi d’expérimentation” votée à l’unanimité à l’assemblée et au sénat en 2016. L’association TZCLD a été fondée la même année pour lancer l’expérience.
Concrètement, comment agissez-vous sur le terrain pour permettre des embauches ? C. H. : Dans un premier temps, le projet a été lancé sur dix territoires volontaires, de 5000 à 10 000 habitants. Treize entreprises, appelées Entreprise à but d’emploi (EBE), y ont vu le jour. Pour simplifier, voilà comment ça se passe : sur chaque territoire, un comité local identifie les personnes éloignées de l’emploi et les rencontre pour lister leurs compétences, ce qu’elles ont envie de faire ou d’apprendre. Dans le même temps, on identifie les besoins du territoire pour savoir quels emplois pourront lui être les plus utiles. Cela peut être du maraîchage bio, de l’entretien ou des petits travaux, la valorisation de tissus, de portes et fenêtres ou de palettes, l’ouverture et la gestion d’un lieu de vie (laverie, épicerie), etc. Ce sont obligatoirement des activités non-concurrentielles, complémentaires, car il ne faut pas détruire des emplois par ailleurs : sur une activité, on regarde donc s’il y a une carence d’offre, ou si une activité n’est pas rentable pour une entreprise classique. Une fois ces éléments connus, on peut se lancer. Les futur·e·s salarié·e·s sont toujours impliqué·e·s dans l’ouverture d’une EBE. Actuellement, nous sommes à la fin de la première phase d’expérimentation (2016-2021)**. Fin décembre 2019, 768 personnes étaient embauchées dans les EBE.
Partir des envies des futurs salariés et des besoins des territoires : quelle valeur ajoutée cela donne-t-il à ces entreprises ? C. H. :Elles sont bien plus accueillantes pour toutes et tous, bien plus inclusives : par exemple, on a accueilli 21% de personnes en situation de handicap, on est donc bien au dessus des 6% imposés par la loi [pour les entreprises de plus de 20 salariés, ndlr]. Le contrat à temps choisi est aussi important, cela permet de s’adapter aux situations personnelles et non l’inverse : besoin de réadaptation au monde du travail, problèmes de santé, garde d’enfants pour les parents seuls…
Du côté des activités, comme nous respectons un principe de non-concurrence, cela nous place dans des secteurs interstitiels de l’économie locale. Par exemple, si une exploitation forestière du territoire propose du bois de chauffage à la stère livré devant l’abri à bois des clients, l’EBE peut se positionner différemment : sur du bois issu de forêts non-exploitées, conditionné en sacs de quelques kilos et livré à domicile sur conditions de ressources. Ce n’est pas le même métier ! Le bûcheron n’a pas d’intérêt économique à gagner quelques euros sur une telle activité, tandis que l’EBE et ses salarié·e·s y trouvent un intérêt entre l’écologie avec l’entretien de la forêt, la solidarité et le lien social.
Quel est le modèle économique d’une EBE ? C. H. : Les EBE sont des entreprises à but non lucratif, qui entrent dans le champs de l’économie sociale et solidaire. Elles sont en partie financées par le Fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée, qui a notamment pour mission de réaffecter l’argent prévu pour la privation d’emploi. L’autre partie vient des recettes générés par l’activité des entreprises. Tout le projet est rendu possible par ce modèle économique mixte ! La première phase d’expérimentation doit justement définir le modèle économique de ces entreprises, dont les activités sont souvent peu lucratives, pour l’avenir. On tend vers le modèle économique des chantiers d’insertion, financés à la fois par l’État et les bénéfices.
Au-delà de la création d’emplois, l’utilité des postes pour les territoires – écologique, alimentaire, sociétale – était-elle un des objectifs de l’expérimentation dès le départ ? C. H. : Au départ, nous parlions de “réalisation de travaux utiles”, c’est à dire qui répondent à une demande sur le territoire. Mais après quelques années d’observation, nous faisons ce constat : lorsqu’on demande aux personnes éloignées de l’emploi ce qu’elles veulent faire, les réponses vont majoritairement vers l’utilité sociale [servant la société, ndlr]. Ainsi, on a environ 50% des activités autour de la transition écologique, 20% autour de la cohésion sociale. Puis viennent des activités autour de l’alimentation, de l’agriculture bio ou en conversion. Les EBE sont des accélérateurs de politiques publiques sur de grands enjeux de société: transition écologique, économie circulaire, etc.
Comment se portent les EBE durant cette crise sanitaire ? C. H. : Les territoires sont mobilisés, elles continuent à tenir. Notre premier réflexe a été de solliciter l’État pour s’assurer du maintien des financements des entreprises. Nous ne voulions pas créer une situation où l’on aurait dû annoncer du chômage partiel à des personnes qui viennent tout juste de sortir de la tête de l’eau du chômage longue durée. Actuellement, 11 EBE sont toujours actives, et maintiennent environ 50% d’activité pour les salariés disponibles. Les plus fragiles ne travaillent pas, bien entendu. Il y a des plannings tournants, pour que les salariés y soient au moins une fois par semaine inclus, pour être en contact avec les collègues. Au-delà de faire fonctionner des entreprises, il était surtout question de ne pas laisser des personnes, parfois très fragiles, tomber dans la solitude.
Durant cette période, on a vu naître de nouvelles dynamiques solidaires au sein des groupes, et avec avec les territoires. À Mauléon (79), l’EBE gère une filière de tri des déchets d’une usine textile : ils récupèrent des bennes remplies de chutes de tissu, de carton et de plastique. Ces derniers sont triés pour être recyclés, le tissu est habituellement valorisé en créations. Et, en ce moment, il sert à la fabrication de masques. On observe que des personnes, qui avaient l’impression d’être inutiles à la société, mettent en place des actions de solidarité, deviennent de vrais acteurs du territoire avec une utilité sociale.
Une nouvelle crise économique et une hausse importante du chômage pourraient-elles avoir des conséquences sur le dispositif ? C. H. : Pour l’heure, nous avons protégé le présent : la trésorerie, les groupes de travail, le lien entre les personnes. Il est très difficile de dire de quoi sera fait l’avenir ! Dans le cas d’une crise économique forte, les EBE, comme les autres entreprises, seront prises dans le flot de la récession… Il pourrait y avoir deux conséquences : l’une négative, la baisse de demande des clients des EBE. L’autre plus positive : l’occasion pour les territoires de prendre conscience de tout ce que peuvent réaliser ces Entreprises à But d’Emploi, et les femmes et les hommes qui y travaillent.
Quoi qu’il en soit, dans toutes les discussions sur “le jour d’après”, on se positionne clairement comme une solution, un amortisseur de la crise sociale et un acteur de l’innovation économique, avec des activités et des emplois relocalisés, territorialisés, et avec une plus grande utilité sociale. Au sein de l’équipe, nous sommes toutes et tous convaincues que ce projet peut-être un moyen de mettre en place des idées qui ne sont pas lancées habituellement parce qu’on n’a pas d’argent à y consacrer. ♦
En complément
* Il était porté par Patrick Valentin, actuel vice-président de l’association TZCLD et auteur du livre Le droit d’obtenir un emploi (Chronique Sociale, 2018) sur l’expérimentation. ** La deuxième étape du projet consiste à étendre le nombre de territoires concernés par l’expérimentation : 114 projets émergents, dont un à Pont-Château, en Loire-Atlantique, ont été validés par TZCLD. La troisième étape consistera à instaurer un droit à l’emploi en France, ce qui permettra à tout territoire volontaire de mettre en place des EBE.
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