Je suis indé et je le reste | Les Autres Possibles

Je suis indé et je le reste

Presse « indé », « alternative », ou « libre »… Choisissez, mais une chose est sûre : ses titres sont souvent seuls, localement, à offrir un autre point de vue au débat public, tout aussi seuls pour trouver les moyens de leur survie.

Article publié le 20 mars 2024
Mis en ligne le 8 octobre 2024
Par Marie Bertin
Illustration : Vincent Sorel
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« Pendant quinze ans, j’y ai consacré tout mon temps, soirées et week-ends compris. Je faisais tout : les enquêtes, la mise en page, la distribution, l’administratif… Parfois, je me disais : il ne faut pas que j’aie un accident de voiture, sinon il n’y a plus de journal ! Il est aussi arrivé trois ou quatre fois que je laisse tomber mon salaire, pour me payer plus tard, ou pas, selon l’état de la trésorerie… » Quand Marie Coq, rédactrice en chef et cofondatrice du mensuel vendéen Le Sans-Culotte 85, résume les conditions dans lesquelles elle a lancé le journal en 2007, celles et ceux qui se sont un jour investi·es dans la presse locale indépendante se reconnaissent dans tout ou partie du récit. Pour un tour d’horizon, il suffit de consulter la fameuse carte de la presse « pas pareille » du journal L’Âge de faire (dispo en ligne). On y croise des dizaines de titres locaux, comme le marseillais Marsactu.fr, La Pie du Pilat ou encore La Trousse corrézienne… Faut-il dire « pas pareille », « indépendante », « alternative », « libre » ? Finalement, peu importe : « Ce qui la caractérise, c’est surtout la petitesse de ses moyens : fondée sans capital de départ, et sans grandes perspectives économiques devant elle », tranche Nicolas de La Casinière, l’infatigable journaliste de La Lettre à Lulu, à Nantes.

Non seulement notre époque faite de géants du Net et de médias de masse rend l’équilibre économique difficile à atteindre pour les journaux locaux, mais les indé mettent un point d’honneur à se couper des mannes disponibles : pas de pub, pour la plupart, et pas d’actionnaire extérieur à la cause, cela va sans dire. De fait, la forme est presque toujours associative ou coopérative, afin que les journalistes, les salarié·es et/ou les lecteur·rices gardent la main. C’est un poncif, mais rappelons que dépendre fortement de la publicité ou d’intérêts privés extérieurs, c’est prendre le risque de s’interdire ou de se voir interdire un sujet, une enquête, une vérité. Certains titres vont même plus loin: « Notre pari c’est : pas de pub et aucune aide publique ou subvention. Aucun moyen de pression financière n’est possible sur nous. On ne veut vivre que des ventes à nos lecteurs », poursuit Marie Coq.
Pas le choix donc, il faut vendre des journaux. Et à ce jeu, la presse indé locale n’est pas si mauvaise ! Le Sans-Culotte a écoulé jusqu’à 5500 exemplaires par mois en Vendée. La Lettre à Lulu, 3000 exemplaires en Loire-Atlantique. Non loin, La Topette, à Angers, tourne autour de 5000 ventes par numéro. Des audiences plus qu’honorables à ces échelles locales − et difficilement dépassables −, mais qui suffisent à peine à boucler le budget. Et ne permettent donc jamais de développer l’information : Le Sans-Culotte et La Topette parviennent chacun à rémunérer seulement deux journalistes.

« Cette presse ne rapporte rien, les équipes fatiguent. »

D’autres ne s’y essayent même pas : à La Lettre à Lulu, Nicolas de La Casinière et le reste de la bande sont tous bénévoles, par choix, et ce depuis 1995, date de création de l’impertinent canard. Les recettes des ventes n’ont ainsi vocation qu’à imprimer le numéro suivant. « J’ai quand même vécu du journalisme, en écrivant pour Libération, L’Express, Bretagne magazine et quelques autres… mais toujours gratuitement pour La Lettre à Lulu ! » C’est pourtant pour elle que bat le plus fort son cœur de journaliste, de 70 printemps cette année.

À l’autre bout de la France, à Colmar, en Alsace, Jocelyn Peyret est un observateur passionné de la presse indépendante. Oui, ça existe ! À 55 ans, ce travailleur associatif assouvit sa curiosité en lui consacrant depuis 2018 une émission de radio, Les Autres Voix de la presse. 220 émissions plus tard, aujourd’hui diffusées sur 12 radios locales, le constat est souvent le même : « Cette presse ne rapporte rien, donc les équipes fatiguent… Elles arrêtent presque toujours à cause de ça. Chaque année, des titres apparaissent et disparaissent. Les très vieux sont rares. On peut citer Gardarem Lo Larzac (Aveyron), ou La Galipote (Auvergne), fondés dans les années 1970, pendant lesquelles des centaines de titres ont vu le jour, pour peu de survivants. Silence, Fakir et La Lettre à Lulu tiennent tout de même depuis les années 1990… Il est intéressant d’observer que cette presse a toujours été là, d’une façon ou d’une autre. Mais elle reste très mal soutenue et très mal vue, alors qu’elle fait un travail de maillage du territoire formidable. »
Parlons de soutien, justement. Si le recours aux aides publiques réservées à la presse en France fait débat au sein de la famille « pas pareille », les montants accordés − pour ceux qui en font la demande − restent infimes au regard de ceux perçus par certains groupes de presse. À titre d’exemple, en 2023, Les Autres Possibles ont reçu 20 000 € d’aides directes*, Demain Vendée, 8 000 €, et La Topette 50 000 € à utiliser sur trois ans. Alors que, selon les chiffres de 2021, le ministère de la Culture a soutenu les médias détenus par Bernard Arnault − Aujourd’hui en France, Le Parisien, Les Échos − à hauteur de 15,7 millions d’euros ; ceux détenus par Xavier Niel, comme Le Monde, à hauteur de 8,2 millions d’euros, ou encore Le Figaro − groupe Dassault : 7,7 millions d’euros. Est-il légitime que de l’argent public alimente de façon aussi massive des médias détenus par des industriels et financés en partie par la publicité ? Est-ce ainsi que sera atteint le but exprimé sur le site du ministère de la Culture : « Garantir la diversité des médias, essentielle à un paysage médiatique libre et indépendant »?

De son côté, le plus grand média local, Ouest-France, a touché près de 2 millions d’euros d’aides en 2022. « Cela peut sembler beaucoup mais ça ne représente que 2% environ de notre chiffre d’affaires », nuance François-Xavier Lefranc, directeur de la publication et président du directoire de Ouest-France, qui tient à souligner la particularité du modèle de son journal : « Il n’y a pas d’actionnaires à Ouest-France, personne ne peut le racheter, il appartient à une association fondée en 1990 par la famille Hutin**, justement pour le mettre à l’abri des puissances de l’argent. » En effet, grâce à ce montage, le groupe de presse est un des rares à ne pas avoir été racheté par un industriel en France à ce jour. Le journaliste, qui a démarré comme localier insiste : « Notre média est indépendant au même titre que les vôtres. Oui, la publicité représente un quart de nos recettes, mais je la vois plutôt comme un moyen de faire vivre nos 700 journalistes, et donc l’info locale. Vu comme ça, elle est aussi un outil de démocratie ! » Nous tombons d’accord sur deux choses : la survie du journalisme indépendant local est un enjeu démocratique, et cette indépendance tient aussi à l’état d’esprit de ses équipes. Comme le résume bien Nicolas de La Casinière: « Le modèle économique compte, mais l’indépendance se scrute surtout dans le rapport de confiance qui existe entre les journalistes et leurs lecteurs. »

* Il existe également des aides indirectes, comme la TVA réduite, par exemple.
** Plus aucun membre de la famille Hutin ne siège au bureau de l’association

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