Publié en avril 2018
Propos recueillis par Marie Bertin
Photo : Stéphane Mahé/Les Autres Possibles
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Sophie Marinopoulos est psychologue clinicienne et psychanalyste spécialiste des questions de l’enfance et de la famille. Auteure de Dans l’intimité des mères (Fayard, 2016), elle a fondé Les Pâtes au beurre, à Nantes, en 1999 : un lieu d’accueil parents-enfants gratuit, anonyme et sans rendez-vous, unique en son genre sur l’agglomération.
LAP : Aujourd’hui, en tant que parent, a-t-on la liberté de dire : « Ça ne va pas, ça ne se passe pas bien » ?
S. M. : C’est très compliqué. Les injonctions à être de « bons parents » sont omniprésentes. La famille vit les mutations de notre société. Celle-ci, très individualiste, dans une accélération permanente, prône la rentabilité, la consommation, projetant les parents dans le « toujours plus ». Il faut être toujours plus efficace, et rendre ses enfants plus heureux. L’impératif « sois un parent parfait » se lit dans tous les manuels qui regorgent de conseils, de modèles. Cette nécessité vient particulièrement fragiliser les parents. Et l’on se retrouve imprégné de ces idées qu’on le veuille ou non. Or, être parent, ça se vit et ça s’éprouve, d’abord.
LAP : D’où viennent ces tabous ?
S. M. : Depuis une dizaine d’années, aux Pâtes au beurre notamment, on voit arriver de plus en plus de parents aux profils assez similaires. Ils sont exemplaires à bien des égards : ils ont bien réussi sur les plans professionnels et personnels et ont su dépasser les difficultés. Ils se retrouvent alors démunis face à cet enfant avec lequel ils n’obtiennent pas ce qu’ils attendaient, « il ne m’obéit pas ». Ils peuvent développer des sentiments violents envers lui, se sentant à la fois persécutés et déçus. C’est l’un des principaux tabous aujourd’hui. Ces parents courent après la perfection, ils ont une très haute idée de ce que représente le fait d’être un «bon» parent et multiplient les efforts. Il arrive alors qu’ils saturent dans leur relation à l’enfant. Car si celui-ci manifeste qu’il n’est pas comblé, les déceptions ou les petites déprimes journalières s’accumulent chez le parent et peuvent détériorer la relation. Par exemple : « J’ai pris du temps pour lui faire une super soupe mais il n’en veut pas, ça m’exaspère ». Quand l’incompréhension s’installe, la tension monte. Ces situations méritent une attention particulière et un soutien.
LAP : D’autres non-dits persistent-ils ?
S. M. : Le burn-out maternel, dont on parle de plus en plus, découle à peu près du même mécanisme. Il correspond en fait à une dépression d’épuisement, liée à cette course à la perfection. Un aveu difficile qui crée de l’isolement tant psychique que social. Autre tabou : le sentiment de solitude que ressentent certains parents face à ce qu’ils n’osent pas exprimer: « Puis-je dire que je suis déçu ? Que je suis fatigué ? Angoissé ? Que je regrette, tout en aimant mon enfant ? Où déposer ces drôles d’idées ? » Ce sont les raisons pour lesquelles, justement, dans notre lieu d’échanges, nous refusons les normes, les injonctions, le développement personnel et sa batterie de recettes… Être parent ce n’est pas que du merveilleux, il faut le savoir, l’accepter et le partager pour avancer.
LAP : Quel constat vous a poussé à la création de ce lieu d’échanges, Les Pâtes au beurre ?
S. M. : Un manque cruel dans la prévention, plus précisément dans l’accompagnement sur le lien parent-enfant quel que soit l’âge de l’enfant. À l’époque, je travaillais sur Nantes dans des lieux tels que le Centre Médico-Psycho Pédagogique (CMPP), et le Centre d’Action Médico-Sociale Précoce (CAMSP), où les familles peuvent venir voir des psy quand elles sont préoccupées. Mais il y avait alors des délais de cinq à huit mois pour un rendez-vous ! Or, les enfants grandissent vite. Si vous avez un problème avec l’un d’eux, vous ne pouvez pas attendre si longtemps pour le régler. Il y a désormais parfois jusqu’à un an d’attente dans ces centres…
LAP : Comment se distingue Les Pâtes au beurre ?
S. M. : Pour moi, faire de la prévention, c’est être là. On accueille donc tout le monde sans distinction ethnique, culturelle, avec ou sans sécurité sociale. C’est une vraie position politique. C’est gratuit, anonyme et sans rendez- vous, pour offrir une écoute attentive à l’instant du besoin. Ensuite, en fonction des situations, on peut planifier un suivi plus approfondi. Nous recevons également sans limite d’âge pour les enfants, et les parents peuvent venir avec ou sans eux. On essaye de laisser du temps aux parents pour exprimer ce qu’ils ressentent.
LAP : Pour quelles raisons les parents viennent-ils vous voir ?
S. M. : Parfois simplement parce qu’ils ont des questions autour du rythme de l’enfant: alimentation, sommeil… Mais aussi parce qu’ils rencontrent de vraies difficultés : échec dans leur autorité, interpellation de l’école, séparation. Beaucoup de pères viennent nous voir à ce sujet.
LAP : Où en est-on dans l’accompagnement de la parentalité aujourd’hui ?
S. M. : La politique familiale est paradoxale à l’échelle nationale et locale. Aux Pâtes au beurre, alors qu’on reçoit 4500 personnes par an – ce qui est énorme, c’est un vrai symptôme – dans le même temps, le Conseil général a baissé nos aides de 80% en trois ans. Ils nous disent qu’il y a d’autres projets intéressants à aider, ce que nous entendons, mais la plupart ne concernent que les 0 – 6 ans. Malheureusement, on manque encore cruellement de lieux d’accueil gratuits, anonymes, et sans limite d’âge.
Les Pâtes au beurre, c’est quoi ?
Un lieu d’accueil gratuit, anonyme et sans rendez-vous, aménagé comme une simple cuisine, pour favoriser la confiance et la convivialité. Les familles sont reçues par des professionnels : psychologues, psychomotriciens et psychiatres. L’association a été créée en 1999 à Nantes. Elle a depuis essaimé dans d’autres villes : Vannes, Boulogne-Billancourt, Narbonne, etc.
Deux lieux de permanence
À Nantes, 57 rue Charles Monselet // À Carquefou, Maison de l’enfance, rue des Argonautes // 02 40 16 06 52 // contact@lespatesaubeurre.fr
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