Mis en ligne le 2 décembre 2024,
Par Marie Le Douaran
Photo : Marie Le Douaran/Les Autres Possibles
Un article des Autres Possibles paru dans la revue Jour de fête #4
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« Les algues servent à nourrir, à oxygéner, et à nettoyer la mer des pollutions qui y sont déversées. Si on peut se passer de ça, alors ok, on peut continuer à polluer !» Face au groupe d’une vingtaine de personnes, les deux pieds ancrés dans le sable, Valérie Pedron donne le ton. Derrière elle son cadre de vie et de travail s’étend depuis la plage Saint-Goustan du Croisic, en Loire-Atlantique. Avec son mari, Jean-Marie, elle a fondé Les Jardins de la mer en 2012, une activité de récolte d’algues marines qui fait travailler jusqu’à six personnes selon les saisons. En ce vendredi pluvieux de fin juillet, les touristes assistent à une initiation à la cueillette, un des ateliers propоsés par la ferme aquacole. Pendant plus de deux heures, le groupe avance sur les rochers recouverts de végétaux aux différentes teintes, du vert pomme au brun en passant par le rouge foncé, et partage son attention entre les explications de Valérie et les risques de glissades. « Il existe jusqu’à 800 espèces de grandes algues sur nos côtes, et ce qui est fabuleux, c’est qu’il n’y a pas de toxicité avec elles» (1), plaide celle pour qui l’algue est devenue une passion. L’assemblée est estomaquée ou perplexe, c’est selon.
Si l’algue est exploitée en France depuis le XVIIe siècle, elle n’est jamais devenue un aliment traditionnel, même en temps de disette. Elle a servi comme matière première dans l’industrie du verre puis dans l’industrie pharmaceutique. Aujourd’hui, elle est principalement utilisée pour ses molécules texturantes, les alginates E401 et les carraghénanes E406: « Actuellement, on récolte entre 60 et 80 000 tonnes de microalgues chaque année, à 99% sauvages. Mais ça ne suffit pas à couvrir les besoins puisque la France importe plus d’algues qu’elle n’en récolte», explique Hélène Marfaing, chef de projet agro-alimentaire et nutrition au Centre d’étude et de valorisation des algues (Ceva) à Pleubian (22). Près de 80% de ces algues sont utilisées pour leurs texturants, le reste est exploité sous formes d’aliments (1000 à 2000 tonnes par an), pour l’alimentation animale, l’industrie cosmétique, ou encore sous forme d’engrais dans l’agriculture.
Mangez-moi, mangez-moi, mangez-moi
Au Croisic, la petite troupe prend ses marques et ose cueillir au couteau quelques feuilles de varech denté ou de laitue de mer, idéale en salade. Tout le monde retient les conseils pour faire des chips d’algues, touche les aspérités des végétaux et… goûte. Tout à la mastication, les visages cherchent de quel aliment connu celui-ci peut se rapprocher. L’une colle au palais, l’autre craque sous la dent, une troisième est bien plus salée que les autres. « Ça ne ressemble à rien d’habituel, mais elles sont toutes différentes en bouche ! », s’enthousiasme une participante. Cette curiosité semble de plus en plus partagée. Longtemps circonscrit à une poignée de personnes averties des bienfaits des algues – qui apportent vitamines, sels minéraux, oligo-éléments, acides aminés, fibres et protéines – le marché de l’algue alimentaire a évolué ces 20 dernières années. « Aujourd’hui, on en trouve dans tous les magasins bio, les produits sont plus marketés, relève Hélène Marfaing. Il y a davantage de prêt à l’emploi, sous forme de tartinables ou de bâtonnets croustillants, par exemple. » De l’avis de la chercheuse comme de la cueilleuse, le développement des restaurants asiatiques ces dernières années a démocratisé l’algue. « Il y a 12 ans, on nous disait que c’était un phénomène de mode, se souvient Valérie Pedron. Mais on est toujours là et on constate que toujours plus de monde s’intéresse aux algues, notamment dans la restauration, qui a un vrai rôle à jouer dans la sensibilisation sur les enjeux alimentaires.» En effet, ce végétal marin s’invite dans les cuisines de chefs. Les Jardins de la mer fournissent environ 150 établissements régulièrement en algues fraîches, dont des étoilés, mais aussi des crêperies et snacks des alentours.
L’algue trace sa route vers nos assiettes, mais le développement du secteur connaît encore des freins. «Certains producteurs ne souhaitent pas aller en grande distribution, car ce n’est pas dans leurs valeurs », indique Hélène Marfaing. De son côté, la restauration collective peine à mettre les algues au menu: « Les cantines scolaires s’y intéressent pour végétaliser les assiettes, par exemple en intégrant des algues brunes dans des boulettes pour diminuer la part de viande, observe la chercheuse. Mais les cahiers des charges stricts de l’approvisionnement peuvent compliquer les choses.» En 2018, un groupe de restauration collective a développé des menus avec de l’algue fraîche, mais s’est notamment heurté à des problèmes de référencement, ne parvenant pas à s’approvisionner avec 100% d’algues françaises.
Les algues sont cuites ?
Souvent décrite comme « aliment du futur», l’algue peut-elle jouer un rôle crucial dans la souveraineté alimentaire ? Si l’algoculture semble être une piste porteuse, à l’heure actuelle, la filière dans son ensemble n’est pas suffisamment structurée pour permettre un équilibre entre alimentation à plus grande échelle et préservation de l’environnement.
« On ne connaît pas la limite de la capacité de renouvellement de la ressource. »
C’est d’ailleurs un des besoins que pointe une feuille de route nationale parue en février 2024, qui attend la mise en place d’un comité de pilotage. Selon Hélène Marfaing, « il est important de relativiser. L’algue est intéressante car elle ne nécessite pas d’eau douce ni de terres cultivables, mais ce n’est pas un aliment miracle. Manger des algues fait partie de la solution mais cela peut atteindre une limite : dans leur milieu, les algues capturent du CO2 grâce à la photosynthèse, mais à partir du moment où on les mange, il n’est pas transformé en oxygène et retourne dans le circuit.»
Dans le même temps, la ressource sauvage est soumise à la pression du dérèglement climatique et à la pollution. Le sujet ne manque pas d’arriver dans les échanges lors de l’atelier. Y aura- t-il toujours autant d’algues dans les années à venir ? « On ne connaît pas la limite de la caраcité de renouvellement de la ressource, soulève Valérie Pedron, de l’eau jusqu’aux chevilles, de grandes lianes brunes entre les mains. Ces dernières années, nous avons observé beaucoup de changements, des phénomènes qui s’enchaînent, par exemple des retards de pousse, des espèces présentes en moins grande quantité. On sent que c’est plus difficile pour l’écosystème. On a modifié nos cueillettes pour exercer de la façon la plus respectueuse possible, certaines zones sont laissées en jachère un an sur deux.» Le couple n’en est pas à sa première adaptation : après avoir travaillé dans l’élevage de crevettes et dans des aquariums privés, Valérie et Jean-Marie se sont installés au Croisic en 2007 pour élever des coques et des palourdes. Deux épidémies coup sur coup leur auront servi de déclic pour se lancer dans le grand bain des algues. Sans regret, même s’il leur est impossible de savoir de quoi l’avenir sera fait.
8 à 10 tonnes récoltées
Aujourd’hui, les bâtiments historiques de la ferme aquacole servent à dessaler les algues fraîches et à accueillir le public d’avril à octobre. L’équipe des Jardins de la mer effectue jusqu’à 250 sorties par an pour récolter 8 à 10 tonnes d’algues, par tous les temps et avec pour seul équipement un seau, un couteau et un téléphone portable pour prévenir en cas de chute. Un métier assez physique, en lien direct avec le littoral. « Nous sommes des sentinelles, mais nous n’avons pas assez de poids pour alerter suffisamment », regrette Valérie Pedron. Avec les participants des ateliers, elle se montre engagée et pédagogue. Pour elle, avant d’expliquer le b.a.-ba de la cueillette, il est indispensable de replacer les algues dans notre écosystème, et de faire le lien avec les impacts des activités humaines. «Avec Jean-Marie, nous avons toujours fait de la sensibilisation sur le sujet de l’environnement, dans tous nos métiers, depuis les années 1990. C’est ça le fil conducteur de toute notre histoire.» Ça, et l’océan qui se retire paisiblement.
(1) Les cas de toxicité liés aux microalgues sont dus à l’échouage massif. Leur décomposition produit des émanations de gaz toxiques.
Je suis indé et je le reste
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