« Le tout local est une illusion »
Que signifie vraiment « consommer local » ? Serait-ce l’ultime rempart pour préserver un territoire quand l’économie mondiale vacille, comme face à la pandémie ? L’auteur Aurélien Bernier temporise.
Que signifie vraiment « consommer local » ? Serait-ce l’ultime rempart pour préserver un territoire quand l’économie mondiale vacille, comme face à la pandémie ? L’auteur Aurélien Bernier temporise.
Aurélien Bernier est essayiste, conférencier et militant altermondialiste. Son dernier livre L’Illusion localiste – L’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé est paru en janvier 2020, aux éditions Utopia. Sans discréditer les initiatives de proximité, il plaide pour mieux articuler l’action locale et celle de l’État.
AB C’est très variable. Par exemple, je fais partie d’une Amap : cette consommation locale soutient à la fois un modèle d’agriculture en rupture avec le productivisme et un paysan qui produit en bio.
Mais je consomme aussi local en allant sur le marché acheter des légumes à un producteur qui peut avoir une pratique intensive et utiliser des pesticides. Le critère du local n’est donc pas forcément un gage de qualité ou de respect de l’environnement. Par ailleurs, sur la question de l’emploi, on oublie souvent de distinguer l’emploi lié à la distribution et celui lié à la production.
Dans le premier cas, que vous alliez acheter vos produits en Biocoop ou chez Leclerc, c’est pareil, c’est de l’emploi local. En revanche, dans le second cas, il faut se poser la question du lieu de production : local ou non ? Mais à mon avis, ce n’est pas la plus pertinente…
La bonne question c’est plutôt : que se passe-t-il derrière les produits que j’achète ? Selon moi, il vaut mieux du bio produit dans de bonnes conditions de travail en provenance de l’étranger, plutôt qu’un produit français issu d’une industrie où les conditions de travail sont mauvaises. Le « produire français pour produire français », c’est à côté de la plaque.
AB Quand je parle d’illusion localiste, ce n’est pas pour dire que tout ce qui est local est inintéressant, mais pour dire qu’on ne peut penser l’échelle locale que si on repense globalement les rapports de production, et si on a autant que possible une production des chaînes de valeurs localisée.
Si on veut créer de la valeur locale, il faut essayer de consommer mais aussi de produire localement. Là, ça devient plus compliqué… Dans le cas du modèle de l’Amap, ça marche, la valeur reste locale. Mais à partir du moment où les sièges des entreprises ou leurs actionnaires ne sont pas sur le territoire, vous avez une partie de la valeur qui le quitte.
AB Effectivement, selon moi il y a beaucoup d’opportunisme dans cette conversion. Il faut se souvenir qu’il y a encore quelques années, seules la gauche et l’extrême droite parlaient d’économie locale, alors qu’aujourd’hui toute la sphère politique s’est emparée du sujet. Pourquoi ?
Pendant quelques décennies, l’idée dominante était que la mondialisation allait rendre les gens heureux. Aujourd’hui, alors que cette dernière est de plus en plus remise en cause, ce discours s’est transformé en « c’est comme ça, on n’a pas le choix », ce qui est beaucoup moins réjouissant.
Le local est donc vanté parallèlement pour donner une perspective plus positive : il est présenté comme ce qui va compenser les dégâts et les excès de cette mondialisation. Mais attention, les mêmes personnalités politiques qui nous disent « consommer local, c’est super » votent souvent, dans le même temps, pour des mesures libérales ou des traités commerciaux de libre-échange qui empêchent toute possibilité de développer une économie locale, à part dans les marges.
Les Amap ou les recycleries c’est bien, mais à côté des délocalisations massives et de la mainmise d’entreprises comme Amazon, par exemple, cela ne fait pas le poids.
AB Je l’ai fait un peu par provocation, mais malheureusement, quelque part, c’est vrai. Car une grande partie de ce qu’on appelle l’économie locale est en réalité totalement insérée dans la mondialisation. À quelques kilomètres de chez moi, le céréalier est dépendant des cours mondiaux du blé et du maïs. Dans l’automobile, les petits industriels vendent leurs productions aux grands constructeurs. Ils sont donc dépendants de stratégies de développement extérieures.
Il n’y a plus vraiment d’économie locale en dehors de microsystèmes qui font les choses différemment. Et l’idée que l’on pourrait satisfaire un certain nombre de besoins primaires à une échelle régionale, que les systèmes alternatifs auraient vocation à se généraliser pour répondre à la demande sociale d’une économie plus humaine et ancrée dans les territoires, n’est encore qu’une idée.
On en est à mille lieues. Par exemple, en 2015, les 2000 Amap recensées en France* regroupaient 250 000 adhérents : c’est un chiffre encore faible. Que l’on prenne l’alimentation, l’habillement, les matériaux de construction ou de rénovation, il suffit de réfléchir à tout ce que l’on consomme pour se rendre compte que l’on est encore loin de l’autonomie. Ni à l’échelle d’une région, ni même à celle d’un pays.
AB Je pense que la pandémie va profondément marquer le public sur ce sujet. Quand les gens apprennent au détour d’un journal télévisé que la fabrication de 80 %des molécules pharmaceutiques de base a été délocalisée en Asie, il en reste quelque chose.
Et c’est vrai qu’au printemps 2020, les producteurs locaux, notamment ceux qui font des produits de qualité, ont plutôt moins souffert de la période. Il y a eu un regain d’intérêt des consommateurs pour le local. Mais ce qui est inquiétant c’est que ça ne dure pas, et qu’encore une fois cela ne fonctionne qu’avec certains produits.
Lancer des relocalisations massives pourrait être une solution, mais c’est un chantier énorme qui nécessite la volonté politique de reconstruire des filières totalement disparues. Et malheureusement, aucun gouvernement n’a le courage de mettre des entraves au commerce international. Si on veut généraliser la consommation locale, on a quand même du boulot.
* Chiffres du Mouvement interrégional des Amap. En 2019, la sociologue spécialiste des circuits courts Yune Chiffoleau estimait le nombre d’Amap à 3000.